La jeune fille aveugle de John Everette Millais
- Sense Democracy
- 12 mai 2020
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Dernière mise à jour : 10 juil. 2020
Sur la peinture de Millais nous voyons une jeune fille aveugle. Derrière elle, l’artiste peint deux arcs-en-ciel, le phénomène particulier et assez rare qui émerveille toujours les gens. Pour entourer la figure, l’artiste choisit donc un effet naturel qui se manifeste principalement de façon visuelle. A côté de la jeune aveugle nous voyons une petite fille, peut-être sa sœur, qui regarde dans le ciel et qui est capable de voir cette merveille – ce qui met en évidence la différence entre deux personnes, celle qui voit et celle qui ne possède pas le sens de la vue.
Que veut dire cette opposition entre une personne qui voit et une autre non-voyante au XIXe siècle, l'époque où a vécu le peintre anglais? S'agit-il ici d'une opposition ou bien d'un autre caractère d'interaction entre les deux figures? Rappelons-nous qu'encore trois siècles plus tôt Brueghel l'Ancien avait créé l'image des aveugles qui tombent désespérément dans une fossé l'un après l'autre. Cette peinture, faisant référence à l'épisode des évangiles de Mathieu (15,14) et de Luc (6,39), renvoie à la parole du Christ adressée aux pharisiens: « Laissez-les. Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or, si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse ». Pensons aussi à de nombreuses gravures allégoriques où la cécité incarne l'inconscience, l'égarement, les fausses croyances, les illusions et même la folie. Le dessin du XVIe siècle "La Folie et le Temps conduits par l'Amour aveugle" attribué à Jacopo Carucci, nous rappelle que c'est l'amour aveugle et aveuglant qui fait perdre le temps - ce temps qui pourrait être consacré à l'étude et à la sagesse. L'amour aveugle est accompagné de la folie et conduit à l'erreur. Antoine Coypel, au XVIIe siècle, crée de nombreux dessins dans lesquels il montre des aveugles perdus, errants sans savoir où ils vont. Ils tendent leurs bras tachant de pressentir des obstacles, de tracer le chemin avec leurs mains:
. Vers le XVIIIe siècle l'image de l'aveugle commence à changer, même si l'allégorie de l'Amour aveugle et l'aveuglement comme métaphore des défauts humains persistent toujours (par exemple, le dessin "L'amour aveugle" de Tiepolo Giandomenico). Or, dans les dessins de Greuze, ce ne sont plus des misérables qui suscitent la pitié allant presque jusqu'au mépris. Au contraire, dans ses études des têtes des aveugles, nous sentons l'intérêt de l'artiste envers la personne: c'est donc l'être qui est mis en avant et suscite notre intérêt et celui de l'artiste plutôt que la cécité. C'est une étude curieuse du visage qui a vécu une vie, qui a des choses à raconter et qui incite nos attention, intérêt et curiosité. Les discussions autour de la cécité, dont le point de départ peut être le problème de Molyneux et ensuite les lettres de Diderot, passionné par le sujet, ont contribué au changement de la perception des personnes aveugles et ont commencé à la transformer de la pitié, du mépris, vers la curiosité, d'abord, et beaucoup plus tard vers l'empathie.
Au XIXe siècle Millais montre le visage de la jeune fille aveugle qui est en quiétude harmonieuse, profitant du soleil dont les rayons caressent sa peau. De plus, elle est peinte avec un instrument de musique. Ainsi l’artiste montre une personne qui perçoit autrement mais qui ne perd rien : elle profite de la vie, elle profite des autres sens – du toucher et de l’ouïe. Nous ne voyons pas de traces de souffrances sur son corps ni sur son visage - c’est une personne harmonieuse qui est en accord avec son corps et avec ses sens de perception. Le peintre montre deux filles différentes qui ne constituent pas deux pôles des perceptions opposées mais qui font partie de toute la diversité du monde, de tout ensemble de visions et de perceptions sensorielles. Deux filles se touchent, se tiennent la main l’une l’autre, elles communiquent par le toucher et c’est le sens tactile qui unit cette pluralité des sensations. Bien évidemment, cette peinture de John Millais est idyllique mais elle marque le changement de la perception des personnes avec un sens absent ou moins développé. Ce n’est plus une image des misérables de Brughel l’Ancien, par exemple, ni une attitude de condescendance qui est présente malgré tout dans la Lettre sur les aveugles de Diderot, sans diminuer le rôle que Diderot a joué dans la construction d'un nouveau regard beaucoup plus positif qu'auparavant, sur les privations sensorielles. Les Lumières ont développé une discussion très importante, un dialogue autour de la particularité des personnes qui, encore un ou deux siècles plus tôt, étaient mises à l'écart, restaient invisibles et exclues de l'espace publique.
La peinture de Millais, c’est plutôt l’image d’une personne différente des autres mais à laquelle l’absence de la vue n’empêche pas d’avoir des plaisirs comme à tous les autres individus de la planète avec maints autres types de perception. Cette peinture est intéressante aussi car elle intègre le toucher dans le champ visuel. Nous sommes habitués au fait que les artistes montrent le soleil sur leurs toiles à travers des taches de lumière, des reflets et des contrastes avec l’ombre. Dans ce cas la jeune fille ouvre son visage aux rayons du soleil et ainsi, par l’empathie avec l’image, nous, comme spectateur, ressentons la chaleur sur la peau. L’artiste montre la source de lumière, qui est associée tout d'abord aux effets visuels (c’est, par exemple, en regardant le soleil que nous pouvons retrouver le chemin), en mettant en avant la perception tactile. Il met donc l’accent sur le caractère tactile de l’interaction avec le soleil que nous oublions parfois. Dans la langue russe il existe une phrase que nous pouvons traduire ainsi : « Le soleil brille mais ne réchauffe pas » qui montre cette ambiguïté de la perception du soleil - la source de lumière mais aussi de chaleur selon la saison. Millais nous montre la perception du soleil qui est à la fois tactile et visuelle.

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